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L’écrivain majeur Rachid Boudjedra nous affuble dans son dernier roman, intitulé La Dépossession, d’une œuvre littéraire fidèle à sa virulence connue et reconnue, à sa pertinence époustouflante, et à son érudition incontestable. Il nous possèdSaignement de la mémoire d’un mûrier déraciné et véreux
L’écrivain majeur Rachid Boudjedra nous affuble dans son dernier roman, intitulé La Dépossession, d’une œuvre littéraire fidèle à sa virulence connue et reconnue, à sa pertinence époustouflante, et à son érudition incontestable. Il nous possède dès l’entame de la lecture de cette fiction mature, telles les mûres de son jardin. «Mûrier, raccourci du monde cosmique», écrit-il plus loin. «Mon enfance puis mon adolescence n'ont été que malheur et désastre.» Le narrateur, portant le diminutif de «Rac», Rachid ? évoque des «souvenirs cognant contre ses tempes», est hanté par un passé lézardé, fougueux, voire libertin. Rac, l’obèse dès l'âge de quinze ans, concomitamment à la mort de son frère médecin à Londres, homosexuel de rumeur. Au lycée franco-musulman constantinois, il portait le sobriquet de Botty-Boffy. Calé en maths, tout de même. Rac, devenu adulte, partageant un atelier d'architecture avec son ami d'enfance, Kamel, vécut obnubilé par les deux toiles de l’Irakien El Wacity (1132-1192), et de l’impressionniste français Albert Marquet (1875-1947), l’homme «aux yeux bigles et au pied bot». Deux beaux tableaux peints à sept siècles d'intervalle. Le premier, immortalise la prise d'Andalousie par Tarik Ibn Ziyad le Berbère, en l’an 711, et le deuxième, exhibe La Mosquée de la Place du Gouvernement. Boudjedra ne se mêle, d’ailleurs, jamais les pinceaux en décrivant minutieusement les deux toiles, faisant des décryptages prestes. Les deux architectes, Rac et Kamel, assistent, impuissants, à l'enlaidissement architectural de la capitale. Comme cette villa, «Djenane Sidi Saïd», ayant appartenu à l’artiste bordelais Albert Marquet, installé depuis 1927 jusqu’à sa mort à Alger, puis héritée par sa veuve Marcelle qui, en tirant sa révérence en 1971, offrit le joyau majestueux brassant la féerique baie d'Alger au ministère de la Culture, dans le but de la transformer en un musée des Beaux-Arts. Mais c’était sans compter sur la voracité d'un haut fonctionnaire bureaucrate, corrompu, perfide, inculte, fade, qui «déposséda» le vœu de sa vocation primaire, et se l'accapara sans scrupules. Bâtisse vite déparée par les modifications anarchiques apportées. Le giron d’enfance de Rac, juché sur les rochers de l’antique Cirta, revient avec redondance dans le roman. «Maison familiale exhalait un subtil et pénétrant parfum de tissus neufs, d'abricots séchés, de fruits mûrs et d'huile à graisser les machines à coudre. Ma mère en possédait toute une panoplie...». Rac, devenu svelte à l’âge adulte, se remémore de la surcharge lipidique, qui n'est qu’un mauvais souvenir d'enfance et d'adolescence. Il était marié à Céline, fille d'un colon richissime, raciste, arrogant et antisémite, en sus. Elle refusa même l'héritage de son père et resta en Algérie après l'independance. Rac l'avait déflorée à l'aube de son départ au maquis, en 1957. Une balle perdue d'un frère d'armes écourta pourtant son séjour de résistance. Rac n’épargne pas Céline, la trouvant une épouse «tenace, entêtée, et boudeuse… et une catastrophe d’une timidité maladive.» Boudjedra peint des tableaux diamétralement opposés pour ses personnages, charriant émotions et frasques, contradictions et mystères, humilité et abdication. Comme ce père de Rac, Si Hocine : volage, cossu, polygame, extravagant, cruel, absent, pigeon voyageur, incroyable cueilleur d'orphelins de toutes les contrées. «Douleur lancinante», dixit l’auteur septuagénaire. «Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, ça se lit comme un roman !», affirme-il à son fils Rac, dubitatif. Ou cette mère résignée, inénarrable, accusée d'adultère par son mari, à tort d'ailleurs. Décédée en 1964, dont l'odeur du camphre restera imprégnée à jamais dans les narines de son fils. Sa mère avait été mariée à treize ans, délaissée ensuite par son père «tricheur» depuis la naissance de Rac. L'odeur de sa mort ne l'a jamais quitté. Eteinte malheureuse, cruellement accusée et meurtrie par le suicide de son fils aîné. Rac se rappelle de sa grand-mère, matriarcale, autoritaire, qui mourut toute parée de ses beaux bijoux, se prenant même en photo, comme si elle allait à une fête de mariage et non glissant dans une tombe obscure, certainement pas festive. Rac n’oubliera jamais sa tante Fatma, qu’il vit découper en deux parties par le tramway de Constantine, alors qu’il était âgé de six ans ; ce qui le contusionnait, c’étaient ces mioches qui, profitant de l’agonie de sa tante, subtilisèrent ses beignets de sous les wagons ensanglantés. Ou encore, Si Madjid, l'encadreur des toiles d’Albert Marquet, habitant la légendaire Casbah d'Alger, dont les maisons s'entassent comme un cône de pin salé par l’eau de mer. Aussi, Zora, la demi-sœur de Rac, fille d'un chef de tribu déchu, s'étant suicidée, ramenée par son père Si Hocine. Mariée plus tard à un pied-noir. Boudjedra capitalise ses lectures universelles et investit, par intertextualité interposée, les œuvres de William Faulkner (The Sound and Fury) et James Joyes (Ulysses). A bon escient d'ailleurs. Rac tenta de commettre l'inceste avec Zora, comme fit Caddie, sœur de Benjy l'obèse, envers son frère cadet, Quentin. Rac associe sa tante Fatma à la négresse Delsy, lui-même dans la peau de Benjy le gros ! Rac aimait son oncle Ismaïl et Jacob Timsit de confession juive (morts tous les deux en l'an 2000). C'est dans leur atelier de d’expert-comptabilité que Rac, élève puis lycéen, passait ses trois mois de vacances d'été à Alger, loin des gorges suffocantes de Constantine. Les murs embellis de ces deux tableaux mirifiques, qui l'envoûtaient depuis toujours. M. Timsit subit les affres/pogromes d’internement du régime pétainiste (comme des milliers de juifs d’Algérie coloniale), à Lodo, dans l’ouest algérien, où il fit la connaissance d’Ismaël, jeune militaire du contingent. Rachid Boudjedra excelle à peindre cette Algérie déchirée par la guerre de Révolution. Le verbe de Boudjedra dynamite, virevolte, lacère, embrase, charcute, cisaille, sabre, élague, équarrit, déroute, agace, noue et dénoue, fait l'éloge, et décruste la mémoire kafkaïenne ; tandis que l'épithète percute, crève l'abcès, adoube, dénude la réalité, cloue le bec aux charlatans et sculpte les personnages et les paysages d’une plume immanquablement troposphérique. L'auteur de Les Figuiers de Barbarie nous ébahit par son obsession de bien préciser les différents effluves et couleurs. Pouvoir olfactif fascinant. Lire Boudjedra implique, donc, les cinq sens ; point de brèches descriptives et psychologiques. Faut-il supposer que le narrateur héros, Rac, ne serait en fin de compte que l'auteur lui-même, puisqu'il cite son âge (six ans) à la mort du peintre Albert Marquet en 1947 ? (Rachid Boudjedra naquit en 1941, à Aïn El Beïda). Doublure narrative ? L’auteur de L’Hôtel Saint-Georges nous éclaire-t-il la lucarne en citant : «Quant à moi, je n’avais donc rien compris à ce fatras familier, ni à mon surnom que chacun prononçait à sa guise, d’une façon si brève et si courte ; ‘‘Rac’’ comme une sorte de négation de moi-même». Rac, cet obsédé par les «photographies hallucinantes, inoubliables, qui ont pourri ma vie autant que l’obésité et autant que l’absence de mon pédé de frère aîné. Photos que je trimballe partout avec moi.» La mémoire de La Dépossession saigne à sec, décharge ses fardeaux coloniaux, et hachure les souvenirs familiaux, prenant à témoin un mûrier centenaire, sous la menace des vers à soie qui en raffolent de ses feuilles. Boudjedra a étalé toute sa prose intarissable, poignante et impérieuse. Roman : La Dépossession (Editions Frantz Fanon/Grasset, 2017. Auteur : Rachid Boudjedra Belkacem Meghzouchene Romancier Read more