Piraterie et «choc d’incivilisation» à Mare Nostrum
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Par Belkacem Meghzouchene Romancier algérien Cinq siècles avant Choc des civilisations pour un ascenseur à Piazza Vittoria, un best-seller superbement écrit par le romancier algérien, italianophone, Amara Lakhous (né en 1970, à Alger), la mePiraterie et «choc d’incivilisation» à Mare Nostrum
Par Belkacem Meghzouchene Romancier algérien Cinq siècles avant Choc des civilisations pour un ascenseur à Piazza Vittoria, un best-seller superbement écrit par le romancier algérien, italianophone, Amara Lakhous (né en 1970, à Alger), la mer Méditerranée fut le plus grand théâtre des chocs des entités Chrétien/Musulman, Occident/Orient et Espagnol/Ottoman. La mer Méditerranée, ce bassin turbide ayant connu de courtes périodes d'accalmie relative, et d'autres belliqueusement houleuses. L'écume des haines, par guerres sacro-saintes interposées, avait tant disjoint les deux rives, diamétralement opposées. Qui arborait le Croissant, qui brandissait la Croix. Cristiani di Allah (Les Chrétiens d’Allah), est un roman de l'écrivain italien Massimo Carlotto (né en 1956, à Padoue), se passe dans la Régence d ’Alger des années 1541-1542. Les auteurs italiens, qui s'intéressent à romancer sur l'Algérie, méritent une attention particulière et une reconnaissance. A plus forte raison quand ils narrent des pans entiers de notre histoire tentaculaire, empreinte de chocs civilisationnels, de perfidie, d'opprobre, de piraterie et de légendes bien salivées au fil des siècles.«Alger la Blanche, resplendissante dans toute sa beauté. Vue des collines altières, elle semblait une perle se polissant sur le rivage de la mer». Rififi entre raïs et janissaires Cristiani di Allah est une histoire d'amour, de passion, de trahison et d'atrocités de guerre. Mais aussi de la traite d'esclaves blancs, d'intrigues, de vendettas. Massimo Carlotto dépeint la ville de Sidi Abderrahmane, dévalant une dénivellation jusqu'aux Iles aux mouettes (Icosim, en phénicien), avec ses maisons mauresques entassées l'une au-dessus de l'autre comme un cône de pin, une médina fascinante et effrayante, mythique et ombreuse, habitée par des personnages tant cruels et louches que cléments et bienfaisants. Etonnamment, ces renégats furent des refugiés religieux ou politiques, mais aussi des refugiés sociaux avant tout. Incroyablement, entre le seizième et le dix-neuvième siècles, 300 000 chrétiens s’étaient convertis à l'islam, de gré pour les renégats, et de force pour les pauvres esclaves. La trame de cette fiction, aux épices méditerranéennes, se tisse dans une cité cosmopolite, La Casbah d'Alger, écumée par un patchwork d’Andalous, d’autochtones, et de corsaires renégats musulmans et hébraïques, cupides de surcroît. Communément appelés «les Raïs». «Je m’appelle désormais Redouane Raïs. Je suis advenu un corsaire pour être libre d’aimer. Et pour être encore libre davantage, je me suis fait turc». Une foultitude de renégats de toutes les contrées de la chrétienté, devenus des Raïs, ayant troqué leur nom de naissance pour des sobriquets musulmans. Redouane Raïs, d'origine albanaise et fils d’un pêcheur, ex-mercenaire, renia la Croix et la substitua par le Croissant, et se mit au service de la Régence d'Alger, gouvernée par un autre renégat sarde, le beylerbey Hassan Agha, que Kheir-Eddine Barberousse avait fait eunuque, encore enfant. Redouane Raïs s'éprit de Othmane Raïs, un renégat allemand ayant déjà guerroyé pour le compte des redoutables lansquenets. Ils partageaient un lit à baldaquin, chipé d'une fuste catalane prise comme butin. Leur relation homosexuelle, imbibée des vins des îles Canaries, se trouva ébranlée, quand par un matin automnal la flotte gargantuesque de Charles Quint remplit soudainement la baie d'Alger (mercredi 19 octobre 1941.) L'effroi s'empara de la populace apeurée, victime des exactions des pirates des mers. Il eut fallu quatre jours pour débarquer la titanesque armée de l'Empereur à la rive gauche de l'Oued El Harrach, à El Hamma, plus exactement. La Citadelle emmurée refusa toute capitulation, et deux jours après, une pluie diluvienne fit couler le tiers des navires et embourba la soldatesque à terre, si affamée et accablée par le froid glacial et les vents violents. Même la poudre, trempée par les giboulées, n'était d'aucun secours. Charles Quint décida de battre en retraite, humiliante pour sa couronne qu'il jeta dans les flots de mer déchaînée. La Croix se brisa, le boucher des Aztèques, le conquistador Hernan Cortes, et l'amiral génois, Andrea Doria, avalèrent la débâcle, la mort dans l'âme. A l'intérieur de la légendaire Citadelle, la liesse fut grandiose. On fit même endosser la victoire providentielle aux saints de la ville et aux prophéties d’une bohémienne morisque. Chacun y allait de sa propre légende. Redouane Raïs, trentenaire, la voix narratrice de ce roman, voulait bâtir une galiote qu'il baptisera La victoire de l'islam, pour les besoins de la piraterie. Il se rendit au bagne d'Ali Arabagi, où languissait un esclave espagnol habile en la matière, nommé Honorato Figuera. Ils se mirent d'accord sur les honoraires. Dans la taverne du bagne, les deux amants renégats burent du vin, et le tenancier ligurien, Ali di Varezze, leur apprit que les trésors d'Hernan Cortes ramenés du Mexique coulèrent dans la baie d'Alger lorsque le conquistador y perdit sa galère Esperanza. Redouane et Othmane crurent entendre une blague italienne, mais le barman leur susurra que le timonier Vincencio Yarmonque de la galère de Cortes, pris prisonnier, blessé à la jambe, était prêt à leur indiquer le lieu exact du naufrage en monnayant sa guérison et sa liberté. Ils emmenèrent le prisonnier chez un chirurgien, un autre renégat espagnol, Pedro de Choya, renommé Yassine, que Redouane Raïs trouvait «étrange, taciturne, solitaire, entouré d'esclaves gueux plus âgés que lui. Il a une petite tête, un grand échalas, avec des mains si grandes qu'elles sont faites beaucoup plus pour tuer que pour guérir». Le timonier porte un pendentif ramené du Nouveau Monde, à l'effigie d'un animal bizarre. Sa jambe gangrenée devait être amputée. Les deux corsaires lui firent un chantage : lieu du trésor contre sa cure ! Avant de rendre l’âme, il leur révéla que «la galère de Cortes a coulé à trois mille à l'est de Cap Matifou. La proue s’est échouée sur la plage sablonneuse et la poupe s'est fracassée sur les écueils. Les trésors sont cachés dans la cabine de Cortes, en poupe. Le coffre-fort à trois serrures regorgeait de perles précieuses et de pépites d'or dont le couvercle porte un dessin de lis au milieu !» Le lendemain, de bonne heure, ils filèrent vers Cap Matifou, en catimini. Après trois jours de recherches infructueuses, ils rentrèrent à La Casbah, bredouilles. Massimo Carlotto n’élude pas de relater les souffrances et les châtiments corporels et moraux subis par les esclaves européens, croupissant dans les sous-sols ou s'usant les muscles au bord des galères à force de ramer en saison de course. Pour s'affranchir, les esclaves devaient soit se reconvertir à l'islam ou payer la rançon exigée par leurs maîtres, démesurément insatiables. Une vive tension planait donc entre la taïfa des raïs et les janissaires. Ces derniers s'affichaient arrogants, avides de sang, la main prompte à dégainer le yatagan. Redouane Raïs eut un caractère impitoyable, hardi, barbare, sans scrupules, éhonté, méprisant et sadique. Toutefois, les remords l'affaiblirent. Il rêvait de voyager au Nouveau Monde. A l’inverse, son amant, Othmane Raïs, fut futile, égoïste et infatué, il s'amouracha d'un jeunot turc intouchable, un janissaire. Redouane Raïs, fou furieux, élabora une manigance compliquée et dangereuse. En essayant d’étouffer la relation sodomite entre son amant et le jeune janissaire, Redouane Raïs, en véritable magouilleur, engagea le serveur de la taverne, un esclave nommé Ginete Botin, à mettre du venin d’un alchimiste français (Guillaume alias Hamza) dans la coupe du mouchard Ali di Varezze, qui mourra quelques jours plus tard, et en même temps il céda ses trois propres esclaves chrétiens, Iseppo le Vénitien, Bartolemeo le Génois, et Girbau le Portugais, au renégat sarde, Farhat Raïs, le chef de la garde prétorienne de Hassan Agha. Le 6 avril 1542, sa galiote La victoire de l'islam enfin construite, Redouane Raïs et ses acolytes égorgèrent trois moutons sur la proue, ensanglantant les flots, un rituel superstitieux, puis hissèrent les voiles pour aller en course. Piraterie organisée ! De retour des razzias des côtes italiennes, ils descendirent au marché des esclaves, le Badistan, sis dans la Basse Casbah, non loin du palais royal, La Djenina. Les esclaves étaient exposés nus et enchaînés, examinés par les acheteurs le matin et rachetés l’après-midi aux enchères ! Par précaution, les acquéreurs d'esclaves faisaient même appel aux chiromanciens pour prédire leur destin. Redouane Raïs s'attacha les services d'un gitan hongrois pour bien choisir ses trois nouveaux esclaves, pris récemment par lui-même : deux musiciens (Miali Grau, instrumentaliste sarde, et Soghomon, flûtiste arménien) et une femme robuste, Domenica Carafe, de Syracuse. Les deux musiciens se lamentèrent de leur séparation de la chanteuse Lucia de Jani, qui fut capturée avec eux par la galiote La victoire de l'islam, acquise par Mami Giudeca, et pourtant ils la lorgnaient au Badistan. Redouane Raïs ourdit un complot pour assassiner, nuitamment, le jeune janissaire qui s’enticha de son amant allemand. Il le fila même jusqu'à sa caserne. Nonobstant, quelques jours après, les janissaires anticipèrent et tuèrent Othmane Raïs, que son amant ensevelit, le cœur fêlé, au milieu de la baie d’Alger, jurant sur les flots mousseux qu’ils l’engloutirent pour venger sa mort. Les deux musiciens lui apportèrent furtivement Lucia, dont la voix ensorcela Redouane Raïs. Il lui promit de la libérer avec ses deux compères. A la veille de son dernier départ d’Alger, le corsaire albanais s’embusqua dans une ruelle sombre de La Casbah et éventra les deux janissaires tenus pour responsables de l’assassinat de Othmane Raïs. De retour d’une taverne, éméchés et titubant dans les dédales de la médina mythique, il les éventra à l’aide d’un katzbalger, l’arme de son amant tué. Illico presto, il les fit charger sur une charrette, épaulé des deux musiciens sarde et arménien, qui acheminèrent les deux corps turcs à l’atelier du chirurgien espagnol, Pedro de Choya, qui s’en réjouissait d’examiner leurs viscères, avant de les enterrer, en cachette, dans le cimetière des esclaves. Première vengeance assouvie. Redouane Raïs offrit à l’alchimiste français, son amant occasionnel, sa maison et son esclave algérien, Ahmed, et il ne lésina pas à poignarder plus tard dans la nuit le renégat vénitien Mami Giudeca, le propriétaire féroce de l’esclave vénitienne, Lucia. A l’aube, ils embarquèrent tous dans la galiote La victoire de l'islam, à destination des côtes italiennes. Redouane Raïs releva l’ancre et jeta l’ultime coup d’œil sur la ville penchée sur la mer sibylline, encore assoupie. Entre-temps, il devait rejoindre la flotte de Kheir-Eddine Barberousse, amarrée à Toulon, qu’il ravagea d’ailleurs sans vergogne, trahissant l’hospitalité du roi François 1er. La cathédrale de Toulon fut saccagée et transformée en mosquée. Une grande majorité des enfants des environs furent enlevés et réduits en esclaves. A la fin, Redouane Raïs abjura la foi musulmane, se renomma Giovan Battista Grani, et s’étiolait quelque temps au sud de la France, caressant le rêve de naviguer outre-Gibraltar, sous le charme de la voix de Lucia qui n’avait finalement pas regagné Venise. «Sa voix pénétra dans mes tripes, et tel un onguent, Lucia atténua ma douleur et chassa ma mélancolie, contractée depuis la perte du lansquenet allemand, alias Othmane.» Cristiani di Allah (189 pages), préfacé par Amara Lakhous, mérite bien une traduction vers l’arabe et le français. Roman : Cristiani di Allah (Edizione E/O, Italie). Auteur : Massimo Carlotto Read more