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Ridha Béhi était à l’honneur au 3e Festival de Annaba du film méditerranéen, qui s’est déroulé du 21 au 27 mars 2018. Il était présent, notamment, pour la présentation de son dernier long métrage Fleur d’Alep, sur le départ d’un jeune TuniLes enfants de Bourguiba pensaient être protégés pour des décennies
Ridha Béhi était à l’honneur au 3e Festival de Annaba du film méditerranéen, qui s’est déroulé du 21 au 27 mars 2018. Il était présent, notamment, pour la présentation de son dernier long métrage Fleur d’Alep, sur le départ d’un jeune Tunisien vers un camp de Daech en Syrie et qui est recherché par sa mère. Ridha Béhi prépare actuellement un autre film bâti sur l’idée du vivre-ensemble. Le long métrage Fleur d’Alep traite d’une question d’actualité, celle des jeunes embrigadés par Daech et autres organisations terroristes en Syrie. Racontez-nous comment le scénario est né ? Est-ce à cause du phénomène constaté en Tunisie avec le départ massif de jeunes vers la Syrie et l’Irak ? Nous avons toujours vécu en Tunisie avec l’idée que les Tunisiens sont des gens doux, calmes, civilisés entre guillemets, par rapport à des voisins «violents» et je ne sais quoi ! Et d’un seul coup, nous devenons les premiers «exportateurs» de terroristes. C’est écrit dans les journaux du monde entier. C’est le premier choc. Après, nous commençons à découvrir que dans tel quartier, chaque famille a un membre mort, en prison ou a disparu. Cela a pris de l’ampleur. Un cinéaste qui se respecte et qui s’intéresse à ce qui se passe dans sa société ne peut pas rester insensible face à cette situation. Il peut réagir aussi en tant que père. Car, tous les parents veillent à protéger leurs enfants. A un moment donné, nous avions l’impression qu’un vampire géant aspirait les jeunes en Tunisie. Un jour, dans mon quartier, en face de chez moi, à La Marsa (banlieue de Tunis), deux jeunes voisins, dont l’un a fait l’école avec ma fille, changent brusquement d’attitude. Deux jeunes hommes bien dans leur peau, propres, fils de parents de la classe moyenne, dont l’un est médecin, l’autre enseignant de mathématiques à la faculté. Lors du mois de Ramadhan, les deux jeunes ont laissé pousser la barbe et porté une gandoura afghane. On s’est dit que c’était à «la mode». Après le deuxième jour de l’Aïd, ils disparaissaient. Trois mois après, on apprend que les deux frères sont morts le même jour en Syrie. Je me dis : la chose arrive devant chez moi là. Il est hors de question de fermer les yeux. D’où le film Fleur d’Alep. Oui, parce que j’ai toujours traité les questions qui traversent la société. Ce phénomène m’interpelle. J’ai commencé alors à réfléchir pour le scénario du film. J’ai vu des longs métrages sur la question comme Les chevaux de Dieu de Nabil Ayouch (Maroc) sur les jeunes des quartiers pauvres de Casablanca qui se font enrôler par les radicaux. Il y a aussi le téléfilm de Rachid Bouchareb, La route d’Istanbul, qui raconte l’histoire d’une fille belge qui rejoint la Syrie après s’être convertie à l’islam. Ce film s’est intéressé surtout au recrutement par internet. En Europe, le phénomène est plus complexe avec la deuxième et troisième générations de migrants. En Tunisie, la société est plus tranquille. Les enfants de Bourguiba pensaient être protégés pour des décennies et des décennies d’ouverture, d’école (de qualité), moins de complexe dans la mixité, etc. Là, on se trouve les premiers à envoyer des jeunes (en Syrie). C’était un coup dur. Après l’assassinat du militant Choukri Bélaid (le 6 février 2013), les femmes tunisiennes sont sorties dans la rue pour dire «non » et appeler le parti Ennahdha (islamiste) à quitter le pouvoir. Dans le film, Mourad (Badis Béhi) paraît ordinaire. Il joue de la guitare, va passer son bac. On ne comprend pas alors pourquoi, il a basculé dans l’extrémisme. Avant de tourner, j’ai fait une enquête auprès des associations de mères, auprès d’avocats qui ont pris les dossiers de ceux qui sont revenus et qui ont fait des témoignages par écrit. La plupart du temps, il s’agit de gens ordinaires. Il ne s’agit pas de marginaux ou de paysans qui n’ont pas fait d’études. Les groupes extrémistes cherchent les ingénieurs et les médecins. Il y a parmi ceux qui sont partis des gens qui ont laissé leurs petites affaires, leurs usines, des patrons… Comment justement expliquez-vous ce comportement ? Dans les années 1960 et 1970, Malraux avait dit que ce siècle sera celui où la religion jouera le rôle le plus important. Il y a une islamisation qui traverse la planète depuis les années 1970/1980. C’est un courant international. Toute jeunesse rêve de partir changer le monde en s’engageant pour un idéal. Notre génération a connu la guerre du Vietnam, Mai 1968, etc. En 1936, beaucoup de jeunes Européens se sont engagés contre Franco pendant la guerre civile espagnole (Camp des Républicains). En 1948, des jeunes Maghrébins sont partis à pied pour aider les Palestiniens. C’est le même mouvement pour la Syrie et l’Irak actuellement. Les jeunes veulent dire qu’ils aiment la liberté. Cela dit, il y a des budgets énormes dégagés par les Américains et autres pour appuyer ce courant-là. On profite donc de cette tendance, qui est naturelle chez les jeunes... Ce n’est pas une question d’argent ? Cela aurait été valable, si ce mouvement concernait les couches défavorisées, mais la plupart des gens ne sont pas dans le besoin. On leur achète les billets d’avion, on leur facilite le passage par la Turquie et on les guide ensuite vers certaines zones en Syrie ou en Irak. L’argent a été utilisé dans l’armement et l’organisation de ce mouvement. On dit aux jeunes qu’il y a un dictateur qui massacre son peuple. Donc, ces jeunes y croient et vont aider les pauvres Syriens. C’est la tendance généreuse générale. Après, il y a l’argent qui sert à canaliser ce mouvement vers ce pays. Il y a ensuite la mode de l’islamisme. Dans Fleur d’Alep, Mourad est déstabilisé par la séparation de ses parents. On peut penser que c’est l’une des raisons qui l’ont poussé vers «la radicalisation». Il y a aussi la marginalisation de ce jeune homme, sa solitude et sa non-intégration dans la société et dans le quartier. Etudier dans un lycée mixte, avoir une copine et vivre dans une belle villa, tout cela provoquent également une solitude qui a son poids. Les groupes qui recrutent les jeunes savent toucher là où les gens sont fragiles. Ils ont leur propre système grâce à internet. C’est un élément important aussi. En fait, c’est un phénomène international, ça dépasse les quartiers. Il y a des gens qui sont derrière, des spécialistes, qui étudient les programmes, montrent les images, facilitent le maniement des armes... Quand nous étions jeunes, nous rêvions des westerns avec les pistolets. On connaît la Rose de Damas, mais pas la Fleur d’Alep. Pourquoi ce titre ? Ces jeunes, beaux et innocents, me font penser aux fleurs, aux coquelicots. Alep a été complètement détruite. Idem pour Homs. J’adore la Syrie, j’étais dans des voyages soufis à Alep où je passais un bon bout de temps. Loin du cinéma. C’était d’une pureté ! Les jeunes ont été encadrés dans un truc horrible. J’ai peut-être une image naïve au premier degré, j’ai donc pensé à donner ce titre au film. « Jaziratou el Ghofrane » (l’île du pardon) est votre prochain film. Parlez-nous un peu de ce projet ? Djerba est une île où diverses communautés vivent ensemble, les Maltais, les italiens, les grecs, les espagnols, les turcs, les musulmans et les juifs. Les juifs étaient là avant l’arrivée des musulmans et des arabes. Les italiens y sont installés depuis déjà deux siècles. Il s’agit de gens pauvres, des pêcheurs, des artisans ou des agriculteurs. Ils venaient au XVIIIe siècle pour gagner leur vie, ils ont pris le chemin inverse de nos jeunes qui partent vers l’Italie aujourd’hui. Il y a eu donc des vagues de migration. Le film racontera l’histoire d’une famille italienne qui va être confrontée à des musulmans fanatisés. J’ai pensé à un sous-titre, «Chronique d’une apostasie». Ils vont donc essayer d’islamiser le pêcheur qui a eu un accident en mer. Ils sont mal tombés, puisque c’est un homme qui est profondément chrétien. Mais, il ne le montre pas. Il est en mauvais état de santé. Il va faire semblant de se convertir à l’islam. On lui apprend petit à petit des sourates du Coran, on l’emmène à la mosquée. Dans sa tête, il voit autre chose. C’est un peu cynique de ma part, mais c’est une manière de montrer jusqu’où peut aller le refus ou l’acceptation de l’autre. C’est donc une réflexion mi-douce mi-amère sur le vivre- ensemble Avez-vous une date pour la sortie du film ? Il sortira vers la fin de l’année. Contrairement aux autres cinéastes tunisiens, vous n’avez pas suivi le mouvement après les changements politiques majeurs en Tunisie en 2011. Pourquoi ? Je fais partie de ceux qui pensent que ce qui s’est passé relève du complot contre la Tunisie et contre le monde arabe. C’était tellement clair. Les Américains le disent aujourd’hui qu’il s’agissait d’un plan bien préparé pour que la Tunisie et d’autres pays comme la Libye plongent. Donc, allez croire que c’est une révolution, non ! Même si c’était vrai, il faut plus de temps, plus de recul pour voir et évaluer. Maintenant, il y a un tsunami, mais dans le mauvais sens. Donc, je préfère réfléchir à des questions majeures que de suivre le courant et parler de révolution. Il est vrai que Ben Ali n’était pas l’idéal comme chef d’Etat ou comme politique, mais ceux qui sont venus après, surtout les religieux, ne sont pas mieux, non. Ils sont des voleurs, des menteurs. Non, je ne marche pas.... Comment le cinéma tunisien évolue aujourd’hui ? Il est vrai que ce n’était pas une révolution, mais, pour rester objectif, je dis qu’il y a aujourd’hui un ton de liberté, une remise en question. Les jeunes Tunisiens donnent un bon coup pour revoir la méthode de produire et d’agir dans le cinéma qui est importante à mes yeux. Il ne suffit pas d’avoir une petite caméra numérique. Il y a aussi toute une vision pour concevoir une production et la mettre dans un cercle plus restreint au lieu d’avoir une équipe lourde héritée de l’époque coloniale qui a alourdi nos films, nos thèmes et nos manières de voir. Cette jeunesse a donné un vrai coup de pouce pour le cinéma en général. C’est pour cela que depuis deux ans à trois ans, la Tunisie produit jusqu’à 17 longs métrages par an. Ce qui n’est jamais arrivé en Tunisie. C’est grâce à ces méthodes appliquées par les jeunes. C’est très positif. Je suis confiant quant à la jeunesse de la Tunisie. Read more